Niokokro, le 13 août 1994

Cher toi,

Irène Martin Duchaussoy est une femme étrange. Elle vit seule dans une « cabane » où règne une fantaisie bohème. Elle a beaucoup chassé et la cabane regorge de trophées. Charme indéfinissable de cette grande femme osseuse qui approche de la cinquantaine. De superbes pièces d’art africain sont posées comme cela, nonchalamment. Je l’adore, elle me fascine. Il y a des femmes comme cela dont je subis le charme, j’aime en elles un geste, la courbe des lèvres, le tombé d’un dos ou la grâce d’une jambe, un pied dans une sandale. Je ne suis pas lesbienne mais j’aime les femmes, physiquement sans aller plus loin. Irène peint et ce n’est pas mal du tout ce qu’elle réalise. De superbes toiles très colorées, dans un élan vital profond. Je lui ai dit qu’elle est une artiste, elle m’a dit non, je ne suis qu’une pauvre petite fille riche, je n’ai jamais rien eu à prouver, à chercher, à conquérir. Tout m’a été donné à la naissance, une enfance pas très gaie avec les bonnes et les préceptrices. Mes seuls moments lumineux, nous raconte-t-elle, c’était quand on allait à Dimbokro, mon père était passionné de chasse. Comme il n’avait pas de garçons, il se rattrapait avec ses deux filles, ma sœur détestait cela et moi j’adorais poursuivre le gibier, le comprendre, le deviner. J’ai participé ainsi à la chasse au lion et c’est une sensation à nulle autre pareille. Maintenant je ne chasse plus, il n’y a plus assez d’animaux sauvages. Au contraire, j’ai fait du domaine une réserve et je veille avec mon garde chasse sur tous ces animaux que j’aime.

Une fatou entre, le plateau rempli de petits punchs… J’ai cru remarquer que c’était une boisson qui vous tenait à cœur, rit-elle. Elle a le sens de l’hospitalité et nous garde à dîner, des brochettes de mouton servies avec un petit rosé de Provence.

Elle est prête à investir car elle est comme moi révoltée par le pillage des arts nègres. Elle me conseille de m’occuper en priorité des femmes, des petites filles. On pourrait organiser des cours de dessin, de peinture, s’associer avec les Beaux-Arts de Niokokro ! Nous passons d’une idée à l’autre, je suis ravie. Je sens un sujet, nous prenons rendez-vous pour la semaine prochaine, je sens que je vais faire un super article !

2 heures du matin

C’est notre heure, celle où je te retrouve. Je te devine impatient de partir en vacances, tu as opté pour Montalivet où tu aimes te rendre car, comme tu me le dis, se retrouver nu face à l’océan, ces immenses plages est une sensation inédite, merveilleuse. Moi je suis beaucoup plus pudique, je crois que j’aurais du mal d’autant plus que je ne suis plus totalement satisfaite de mon physique. Je bois un peu trop, il faut que je fasse attention. Mustapha est venu prendre l’apéritif et j’ai pris un Perrier citron, comme lui. Il est en forme, au bureau c’est tranquille, la frontière est calme. Il me presse de monter mon association et il se montre très intéressé par la proposition d’Irène. Il faut frapper un grand coup, elle a l’argent, tu as les relations en France et moi je les aies au Mambo. L’Algérie pourrait devenir un lieu de résidence, échanger des artistes au lieu de toujours échanger des migrants ! Quelle belle revanche !

Tu vois, les idées fusent et je suis heureuse. Je me rappelle la chanson de France Gall et Michel Berger dont le refrain est : Résiste, prouve que tu existes ! C’est un peu mon mantra, surtout ne pas renoncer, faire avancer les choses, la clef est cachée en elles. Juste un petit souvenir avant de dormir : te rappelles-tu nos promenades au Luxembourg, sous ces arbres séculaires et les séquoias que tu aimes tant ? Je m’y promène ce soir avec toi.

Arbres de Jacques Prévert

Quand un enfant

de femme et d’homme

adresse la parole à un arbre

l’arbre répond

l’enfant l’entend

Bonne nuit, Didier, ta Nadine

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