Niokokro, le 15 mai 1994

Cher toi,

Je viens d’apprendre que c’est à cause de Françoise Morin que tout a commencé. Investie d’une mission qui devait rester secrète, elle a trop parlé. Elle a voulu démontrer que le ministre de la Culture était corrompu et que le bâtiment qui devait abriter le futur salon de l’artisanat était surévalué et ne servirait à rien. Or le ministre de la Culture est un bemba et il a une charge importante dans la société traditionnelle. On ne l’a pas prise en otage car à l’hôtel elle était sous la protection de l’ancien premier ministre, ambassadeur à Paris. En fait, elle le s’est pas rendue compte qu’elle a été manipulée – et je sais ce que c’est que de l’être. Voilà ce que j’ai appris, tout cela enrobé de pas mal de mystère. Je suis toujours à l’ambassade, l’hôtel est fermé pour travaux. Je ne peux pas rester ici et, sur les conseils de l’ambassadeur, je vais rentrer un mois en France, le temps que tout soit réparé et que cette histoire soit « oubliée ».

Je suis contente de te revoir, de discuter aussi avec toi de la suite des événements. Je prends l’avion demain matin . J’espère pouvoir le prendre. J’ai mon billet, déjà. S’il n’arrive rien d’ici là, je serai à Paris demain soir. Je pars avec Françoise Morin et Marc Lafon. Le pays n’est pas sûr. Il faut attendre. L’ambassadeur m’a dit de ne pas parler à Françoise dans l’avion, de m’isoler.

Ce soir, on a dîné tous ensemble, les brochettes étaient délicieuses. La nuit nous enveloppait, les crapauds la rythmaient. Je vais partir une fois encore et je ne sais pas si je vais revenir, comme un peu à chaque fois. Quel va être mon avenir ?

J’ai des idées, d’autres idées. Mon ancien métier de journaliste me hante. Peut-être le reprendrai-je à Paris ? Dans un journal féminin, moins dangereux que celui que j’exerçais ? Je ne sais pas et j’aime ne pas savoir. Me laisser aller aux circonstances, j’ai faite mienne la phrase de l’ambassadeur : je laisse faire les choses, la clé est cachée en elles.

Le designer est en charge des travaux, il a bien compris ce que je veux. Je reviens à Niokokro dans un mois, pour y demeurer ou vendre l’hôtel, tout dépendra de la tournure qu’auront pris les événements.

2 heures du matin

J’ai hâte de te voir. Un mois ensemble ! Tu peux me loger ? J’espère que nous ne nous disputerons pas. Nous profiterons des ponts pour partir au bord de l’eau, je te ferai découvrir mon coin de Bretagne à moins qu’on aille dans ton coin de Dordogne. On verra suivant le temps et l’envie.

Tu veux que je te raconte ce qui m’est arrivé ? Ce fut un peu le même schéma que pour Françoise Morin. Des passes-droits, des pots de vin. J’en ai eu la preuve et je me suis dit : mais qu’est-ce-que je vais faire de cela ? Comment le faire savoir ? Quel journal cela intéresse-t-il ? Et si je le divulgue, je fais le jeu de gens que je n’aime pas. Je mets le pied dans la fourmilière et advienne que pourra . Malheur à celui par qui le scandale arrive. Alors, dégoûtée, j’ai démissionné et j’ai décidé de changer de métier. Revenir en Afrique. Tu sais ce qui s’est passé… Suis-je maudite ? Tu me dis que tu m’aimes mais on se connaît à peine… L’occasion de se découvrir. Un souvenir d’Afrique avant de la quitter : j’étais petite, on allait à l’école à pied, dans les environs de Dakar. Un jour, des charognards nous ont attaqués : est-ce cela, ma vie ? Attaquée sans cesse par des charognards ?

Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Echoue encore. Echoue mieux.

Samuek Beckett

Je me serre contre toi, je suis toute heureuse de retrouver tes yeux, ta bouche, ton odeur.

Ta Nadine

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Pin It on Pinterest

Share This