Niokokro, le 4 mai 1994

Cher toi,

Ce matin fut somptueux. D’abord, mon bain dans la piscine de l’hôtel, les oiseaux pépient dans les arbres et il fait doux avant la chaleur de la journée. Tout est calme, l’hôtel est à moi. Tu sais comme j’aime nager ; cela m’aide à réfléchir. Je nage la brasse, de grands mouvements des bras qui accompagnent mon esprit. Ensuite, j’ai pris le petit déjeuner avec Mustapha, l’ambassadeur. Café, jus de goyave et mangue fraîche : un vrai plaisir que ces fruits qui, j’y tiens, doivent être à profusion. Un hôtel se juge à son petit déjeuner. Mustapha vient de New-York où il était en poste comme conseiller culturel. Passionnant ce qu’il raconte, tous les efforts qu’il a déployés pour faire connaître la culture algérienne aux USA. Il a rencontré beaucoup de monde ; passionné de jazz, il allait au Blue Note et dans d’autres clubs.de New York Il a favorisé les échanges entre les artistes des deux pays. Nous voilà en train de projeter d’accueillir des artistes algériens au Mambo et de faire de l’Okambo une référence jazz… Il m’a raconté aussi que son poste est névralgique car l’Algérie a une frontière commune avec le Mambo et que cette frontière, c’est le désert, lieu de passage d’armes et d’autres trafics, y compris humains. J’adore sa façon de parler, tout en nuances et en finesse, cela me rappelle mon chef, à Paris. Comme lui, il analysait très bien les événements.

Que fais-tu ? Tu me manques, j’aimerais partager avec toi tout ce que je découvre. Après mon petit-déjeuner, je suis allée au marché avec Abdou. Que de monde il y a ! Des hommes, des femmes, des enfants, des animaux, des chiens, des ânes, des mobylettes, des griots à clochettes, des artisans, du bruit, de la vie, des senteurs, des odeurs parfois dures à supporter . J’ai craqué, je me suis achetée un beau boubou en bazin, je ne sais pas si j’oserai le mettre. Peut-être le matin, quand tout le monde dort…

Françoise Morin m’énerve, je ne sais pas ce qu’elle cherche. C’est exactement le genre de femme que je n’aime pas. Elle pourrait être jolie si elle n’avait pas cette brûlure au visage qui la défigure. Elle fouine partout, semble tout connaître, je ne sais pas ce qu’elle cherche. Tu me dis qu’elle n’est pas fichée, ok, je te crois. Elle reçoit beaucoup à l’hôtel, beaucoup d’africains à qui elle parle comme une maîtresse d’école. Elle m’intrigue , mais il ne faut pas que je tombe dans les travers de mon ancien métier !

2 heures du matin

Je ne dors pas, je rêve que tu es là dans mon grand lit. Tu aimeras ma chambre : toute simple, blanche avec des rideaux en pagne, vert et orange, un masque au mur. Un grand fauteuil d’osier est placé devant une petite table sur laquelle je t’écris. Quand j’étais petite, à Abidjan, nous avions une belle maison avec un mur entier qui formait comme un très grand volet de bois. Le matin, le boy ouvrait ce mur et nous donnions de plein pied dans le jardin que venait d’arroser le gardien. Je sais, je sais, tu vas encore me traiter de néo-colonialiste mais cela m’est égal. Je conserve soigneusement ma petite pelote de souvenirs heureux d’une enfance lumineuse, cela aide à vivre. Toi qui as grandi dans une pension religieuse, tu sais bien combien c’est important d’avoir vécu de très belles choses enfant. Nous prenions le petit déjeuner sous un gigantesque arbre à pain dont les fruits tombaient parfois dans un grand bruit mou. Bizarrement, ils ne sont jamais tombés sur nous ou sur la table. J’aimais aller marcher dans l’herbe, sentir sous mes pieds nus son contact , elle est étrangement bien plus dure qu’en France, ça chatouille la plante des pieds !.

Tu ne connais pas l’Afrique. Tu verras, l’Afrique te plaira, j’en suis sûre. Je prépare tout pour ta venue. Pour conclure, voici les mutations radieuses de Tristan Tzara :

quel vent souffle sur la solitude du monde

pour que je me rappelle les êtres chers

frêles désolations aspirées par la mort

au delà des lourdes chasses du temps

Je t’embrasse, amour. Ta Nadine

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