Niokokro, le 10 mai 1994

Cher toi,

Ils sont arrivés à cinq, armés de mitraillettes et ils ont tout saccagé ! Ils ont pris en otage des clients de l’hôtel et ils sont repartis dans leur pick-up Toyota. Je suis effondrée, j’ai eu si peur ! Ils ont emmené Karim le libanais et le chef de la délégation américaine. L’armée est là, dans l’hôtel et le commandant m’a appris qu’on les connaît bien, hélas, il s’agit d’une bande armée qui attaque les occidentaux pour demander des rançons. L’ambassadeur Mustapha a bien failli partir avec eux mais ils l’ont relâché on ne sait pourquoi. Un serveur est mort, un autre blessé… La bande se réfugie dans le no man’s land entre le Mambo et ses frontières avec le désert. Que faire ?

2 heures du matin : Je n’arrive pas à dormir, sans cesse me reviennent en mémoire les cris d’agonie d’Ousmane, la plainte de Félix, les serveurs. Que vais-je devenir ? L’hôtel est ruiné, vais-je avoir assez d’argent pour tout remettre en état ? Que me conseilles-tu ? Tu m’avais pourtant bien prévenue, le ministère des Affaires Etrangères recommande d’éviter le Mambo mais je ne t’ai pas écouté. Tout avait si bien commencé ! Un homme est venu me voir, ce soir, il m’a proposé d’acheter l’hôtel pour un prix vraiment trop bas. Cela m’a fait du bien, je me suis dit que je vais me battre pour rester ! Tu me connais, je n’aime pas m’avouer vaincue. Je suis inquiète pour les otages, pour Karim en particulier car il a une insuffisance cardiaque et il a besoin de ses médicaments. Que va-t-il devenir ? Le commandant a été peu disert, il a dit qu’il faut attendre les demandes de rançons. Mustapha m’est précieux, il m’a confié qu’il demandera une aide de son gouvernement pour réparer l’hôtel en faisant valoir le rôle que je veux jouer entre le Mambo et l’Algérie. Cela m’a fait chaud au cœur. Il m’exhorte à la patience, ensemble nous avons fait le tour de l’hôtel pour évaluer les dégâts. Il m’a répété de laisser faire les choses, la clé est cachée en elles. Et les choses ont bien besoin de m’aider ! Déjà, avec Omar, on a commencé à balayer les débris de la grande glace du lobby, cela fait déjà mieux. Comme je dois tout refaire, ce n’est pas trop abîmé. Je vais joindre le designer pour chiffrer le montant des réparations.

Vas-tu venir ? A moins qu’on se retrouve à Abidjan ? Mais en même temps, puis-je quitter l’hôtel et sortir du Mambo ? Je me sens prisonnière et je n’aime pas ça. Cela me rappelle ma terreur quand l’armée a occupé le lycée, à Dakar, fin 1968 . Il y avait un char à chaque bout de la rue qui passait devant le lycée et des hommes armés de mitraillettes à tous les étages. Là, t’as moins envie de faire la grève… L’armée occupe l’hôtel et cela donne une atmosphère étrange qui ne me plaît pas.

Tous mes grands rêves s’effondrent et je prends conscience de la fragilité de ma position. N’ai-je pas été inconsciente en me lançant dans une aventure qui me dépasse ? Et surtout, surtout, l’Afrique que j’ai connue, cette Afrique des indépendances, cette Afrique est-elle morte ? Je me souviens de l’élan créateur qui régnait à Dakar au Festival des Arts Nègres en 1969, tout ce dynamisme, cette joie à construire une nouvelle Afrique ! Ai-je tout raté ? J’ai peur d’être partie sur un rêve, une illusion et que la réalité se montre bien différente de ce que j’avais imaginée. Tout à coup, j’ai peur : que vais-je devenir ?

Le faucon échappé de Otoma no Yakamochi

Ici est le pays lointain

Qui appartient à notre souverain

Et que l’on nomme Koshi

Il y tombe une neige abondante.

C’est une province frontière

Aussi lointaine que les cieux

Les montagnes sont hautes

Et les rivières, longues, luisent au loin.

Je t’embrasse de tout mon cœur, Didier. Ta malheureuse Nadine.

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