Niokokro, le 2 mai 1994

Cher toi,

C’est la fête à l’hôtel. Le tout-Niokokro se presse entre les murs de mon hôtel, que, tu le sais, je viens d’acheter à un prix ridiculement bas. Tout est à refaire mais avec intelligence. Ce cadre des années 70 me plaît. J’aime ce lobby au grand comptoir orange avec ses lampes assorties. Je suis heureuse, tu le sais, L’hôtel est tout simple, il se déploie autour de la piscine, une piscine bleue où j’aime nager le matin très tôt, juste avant que le boy ne passe le balai fait exprès pour enlever les feuilles mortes. L’eau sent un peu l’eau de Javel, c’est un luxe, une piscine.

J’ai bien fait les choses pour l’inauguration de mon hôtel. Il change de nom, il s’appelle Okambo, un nom qui ne veut rien dire mais qui sonne bien. Autour de la piscine, j’avais fait disposer une scène où défilaient des mannequins dévoilant la dernière mode du Mambo. Un orchestre était placé en face. Cela a bien marché. On a annoncé le Premier Ministre ! Quel honneur ! Décidément tout va bien. Mais je te quitte, il faut que je dorme un peu, je suis harassée. Quelle belle fête ce fut !

2 heures du matin

Je n’arrive pas à dormir, trop excitée. Alors je t’écris. Tout s’est bien passé, mais il y eut cet incident, cette femme, une française de l’hôtel, arrivée hier, qui, un peu saoule je crois, s’en est pris au Premier Ministre, en l’accusant de corruption. Soumaoro Kondé est resté calme mais je ne sais que penser. Toi qui es aux Renseignements Généraux, à Paris, peux-tu enquêter sur cette femme ? Elle s’appelle Françoise Morin, elle vient de Bordeaux et elle est en mission ici pour l’Union Européenne. J’aimerais pouvoir me débarrasser d’elle, tu sais bien, nous, les commerçants, nous n’aimons pas les histoires !

Demain, c’est dimanche et j’ai prêvu du repos même si l’hôtel est plein, beaucoup d’anglophones venus pour l’or car depuis la dévaluation, l’or du Mambo est devenu économiquement intéressant. Quand j’ai dit à l’Ambassadeur de France, René Couderc, qu’il y aurait du fric à faire pour nos sociétés françaises, il m’a répondu, je te le donne en mille : On n’a pas la tradition de l’or en France. Quelle tradition a-t-on alors ? Je lui ai répondu du tac au tac : Et bien, il faut s’en créer une ! Cet ambassadeur est un con, pardonne moi l’expression, d’abord il boit trop ! Tenir un hôtel, c’est un point d’observation étonnant pour qui est un peu curieuse. Et, tu le sais, curieuse, je le suis. Est arrivé hier le nouvel ambassadeur d’Algérie, un homme d’une soixantaine d’années et d’une politesse très vieille France. Il loge là avec sa femme, très sympathique elle aussi, en attendant que son prédécesseur, beaucoup plus jeune, avec femme et enfants, lui laisse la place. J’ai retrouvé avec plaisir cet esprit fin et délié des arabes frottés à la culture française. Nous parlons beaucoup de Paris et regrettons tous les deux cette perte de culture qui faisait de la capitale française le centre intellectuel du monde. Il est musulman, il ne boit pas et cela repose car les Occidentaux, qu’est-ce qu’ils boivent, les anglo-saxons, quand ils s’y mettent, le week-end, c’est effrayant. A devenir musulmane !

Tu me dis qu’il fait beau, enfin, à Paris. Tu me manques. Je me souviens de notre dernière promenade le long des quais sous cette petite pluie fine qui ourlait la douceur du ciel. Quand nous reverrons-nous ?

Pour finir, comme à chacune de mes lettres, un petit poème, ce soir de Otomo no Yakamochi, J’aime ce moment de calme où je te retrouve. Toi aussi tu apprécies mes poèmes, ton métier est si dur, tu as besoin de ce moment de grâce pour le supporter. Quelle drôle d’histoire que la nôtre qui nous voit séparés, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Mais tu l’as compris, ma vie c’est l’Afrique…

Je t’embrasse tendrement. Nadine

La pleine lune passée,

Par une nuit claire

A mon aimée

J’aurais voulu les montrer

Ces orangers de mon jardin.

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