Niokokro, le 9 mai 1994

Cher toi,

Je t’écris sur une des tables du bar, la nuit est tombée, il fait bon, des odeurs de grillade emplissent l’atmosphère. Cela me rappelle ces restaurants où nous nous arrêtions en revenant de la plage, le long de la route qui va à Dakar. Des lampions dans les filaos, des braseros et des brochettes, moi toute salée avec la peau qui tirait par les coups de soleil. La mer me manque : quand tu viendras, on prendra le train pour Abidjan et on ira voir la mer ! J’imagine tes baisers doux sur ma peau brunie par le soleil. Tu verras, tu seras bien et nous nous retrouverons unis dans ma belle chambre blanche. J’ai mis les nouveaux coussins que j’ai achetés au village artisanal, cela fait très bien.

Tu me reproches de vivre bien dans un des pays les plus pauvres du monde. Je connais ce reproche et je l’assume. Bien sûr il y a des inégalités, par mon métier je fréquente seulement ceux qui ont de l’argent. Cependant je fais vivre plusieurs familles par le travail que j’offre. Je suis bien entourée et Abdou est un très bon « contremaître ». Il est impeccable en maître d’hôtel. J’ai l’intention de créer une association qui sera financée par les bénéfices de l’hôtel et qui aura pour but d’aider les petites filles à aller à l’école. Laisse-moi un peu de temps pour m’organiser !

2 heures du matin

Il fait doux, pas un bruit, tu es près de moi. Je t’aime, comme dit la chanson, « toi qui ne seras jamais une grande personne… « C’est étrange, notre relation. Tu n’aimes pas que j’en parle, tu ne dis jamais je t’aime. Tu es très pudique, je me rappelle de tes yeux dans les miens, ta main dans la mienne, nos soirées à fumer ensemble un Havane, le goût du whisky sur tes lèvres. Nous sommes très différents et c’est cela l’intéressant. Tu viens d’une famille du nord, tu as été élevé dans une pension religieuse, tu as eu de bons résultats en classe et tu as passé un concours administratif pour travailler dans la fonction publique. Tu es très secret et tu apprécies ma discrétion. Je ne te demande jamais sur quoi tu travailles ni avec qui. Pourtant un nom revient souvent dans ta bouche, celui de Claire, ton adjointe. Tu m’as rassuré, il n’y a rien entre vous, tu me restes fidèle malgré les milliers de kilomètres qui nous séparent. Tu as bien compris que, étant données les circonstances, il fallait que je me fasse oublier. J’ai choisi de revenir en Afrique, de changer de métier. Tu as accepté ma décision. Je t’en remercie. Je suis très heureuse dans mon hôtel. Ce matin, j’ai fait une rencontre intéressante, la femme la plus puissante du Mambo est venue me voir. Comme cela, avec un beau collier d’ivoire en cadeau. En Afrique, la valeur des cadeaux montre le prix que l’on attache à la personne que l’on veut honorer. Je la connaissais un peu, je l’ai rencontrée autrefois dans mon ancienne vie. Elle s’en est souvenue et se dit prête à m’aider. Comme par hasard, elle travaille dans l’artisanat. Toujours ce fil rouge de l’artisanat. M’en souvenir.

Elle était belle dans un boubou éblouissant, elle a seulement bu quelques gorgées du jus que je lui ai offert , son bras fin orné d’un beau bracelet d’or tenait gracieusement son verre. L’ambassadeur, Mustapha, Karim, le libanais et Marc Lafon ont insisté, quand elle partait, pour que je les présente. Ils l’ont saluée, elle a fait un signe de la main en relevant avec grâce les manches de son boubou, juste ça, un salut puis elle est passée d’une démarche majestueuse . Les hommes n’ont eu de cesse de me rappeler l’importance des femmes en Afrique, de certaines en tout cas.

L’homme se souvenait

du ventre de la demeure

de l’étreinte du jardin

de l’escale des mots

du crépuscule enfoui

en de juteuses racines… Andrée Chedid

Je t’embrasse, Didier et à bientôt ! Ta Nadine

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