Niokokro, le 5 mai 1994

Cher toi,

Comme c’est étrange, ton raisonnement et comme il va à l’encontre de tout ce que je suis !

J’ai besoin de croire en ce que je fais, d’avancer, de créer, par exemple je crée cet hôtel et cela me plaît. Pour toi tout cela serait vain ? Tu penses que les occidentaux vont à leur perte en avançant toujours, en faisant toujours quelque chose, qu’il faudrait s’arrêter, regarder autour de nous et ne plus courir. Je t’écoute, c’est intéressant ton point de vue. Cela me déstabilise un peu, ton pessimisme m’ébranle même s’il me fait réfléchir.

Avec Mustapha, l’ambassadeur, je me sens aussi très occidentale. Il m’exhorte à la patience, il m’a appris une maxime qu’il suit à la lettre, laisse faire les choses, la clef est cachée en elles. Peut-être que si j’avais davantage suivi cette maxime, je ne serais pas tombée dans le piège qui m’a amenée à tout quitter et à partir pour l’Afrique. Mais ne revenons pas sur cette histoire, il faut que je passe outre. Oublier mon ancien métier et me laisser vivre…

Deux heures du matin

C’est mon heure, je pense à toi et j’aime t’écrire dans le silence pour mieux te retrouver. La journée aurait été terne sans l’arrivée d’un nouveau client, un libanais et son équipe. Il vient au Mambo pour les routes, il dirige une équipe de consultants. Pourquoi les routes ? Il parle facilement et il m’a appris qu’il appartient à un des plus importants cabinets conseil musulmans. Je l’ai présenté à mon ambassadeur, ils ont tout de suite sympathisé. Ils ont à peu près le même âge et appartiennent à la même culture.

J’ai reçu une invitation inattendue : le ministre de la Culture me convie à une grande réception pour la remise des prix de la presse : est-il au courant de mes précédentes activités ? Il ne faut pas que je m’inquiète et que je tombe dans la paranoïa. Voilà ce que c’est que de fréquenter un espion, car tu es un espion, très cher ! Tu as été baba quand j’ai percé le mystère de ta profession. J’ai aussi percé le mystère de Françoise Morin : j’ai discuté avec elle et elle me paraît plus sympathique, en fait elle dirige un cabinet de consultants spécialisé en promotion commerciale. Elle est là pour un projet de développement de l’artisanat local et elle se dit prête à m’aider pour mes projets de décoration.

J’ai passé un très bon moment à prendre l’apéritif avec Mustapha, le libanais dont j’ai oublié le nom et Françoise Morin. J’ai appris des tas de choses, ils connaissent bien l’Afrique et ils en parlent bien. Cela m’intéresse car mes connaissances remontent à mon enfance. Mais tu sais, d’avoir côtoyé des africains petite m’aide à être à l’aise avec eux, à ne pas être (trop ? ) raciste. Raciste, on l’est tous, à commencer par les africains eux-mêmes. Un des grands préceptes que j’ai retenus, c’est que chacun doit rester dans sa condition. Je suis blanche, tu es noir, on se comprend mais on enlèvera jamais cette différence fondamentale. Nos histoires ne sont pas les mêmes et elles sont bâties sur beaucoup d’incompréhension. Je me souviens, à Dakar, au lycée, on se parlait, on s’estimait mais on ne s’invitait pas les uns chez les autres. Il y eut juste ma sœur Dominique qui, seule fille française avec une sénégalaise et une libanaise, a été invitée chez chacune.

Vouloir à tout prix gommer les différences, c’est idiot. Cela me rappelle ces jeunes profs français qui, tout juste arrivés au Sénégal, nous empêchaient de parler pour écouter avec attention n’importe quoi venant d’une bouche africaine, nous ils nous ignoraient. On attendait en faisant le gros dos et les africains en profitaient. Leur grand mot c’était : le prof est raciste ! Puis, vers la fin de l’année, alors que ces jeunes profs s’étaient fait avoir pour toutes sortes de passe-droits, ils devenaient racistes comme pas deux et rejetaient en bloc les africains. Nous ; les élèves, on riait bien. Juste un petit haïku de Philippe Costa :

J’éternue, il aboie

et bientôt tous les chiens, tous,

jusqu’à Tombouctou

Bonsoir, Didier, dors bien et à demain. Ta Nadine

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