Niokokro, le 13 mai 1994

Cher toi,

Je te rassure tout de suite, nous sommes en sécurité à l’ambassade d’Algérie, protégés par l’immunité diplomatique. Il y a là Marc Lafon, Françoise Morin et moi. Demain, nous allons voir le Roi du Mambo. Car il y a bien un roi, en pleine république ! Un pouvoir parallèle, clandestin, où sont nouées les vraies décisions. Mustapha, l’ambassadeur, a obtenu une audience. Je suis allée avec lui pour acheter des cadeaux. Avec Mustapha, je me sens en sécurité. Pas de nouvelles des otages, du moins officiellement. Nous sommes confinés dans l’ambassade en attendant le dénouement de la crise. Je ne pose aucune question, au contraire de Françoise Morin qui veut tout savoir. Elle s’est faite sèchement rembarrée par l’ambassadeur qui lui a enjoint de se taire. Depuis elle boude en se plongeant dans la lecture des journaux. Après un bon couscous, je parle avec Mustapha, nous sommes assis dans de larges fauteuils dans le bureau décoré aux couleurs de l’Algérie, c’est pas du meilleur goût mais les fauteuils sont confortables. On parle de la vie, de nos vies. Je lui ai raconté ce qui a motivé mon changement de cap. Il est d’accord avec toi que j’ai été manipulée. Il pense que, comme ici, deux camps s’affrontaient et d’en parler éclaire ce qui se passe aujourd’hui. Mustapha est plus calme, détendu même. Le pic de la crise est passé, il n’y a plus qu’à attendre.

2 heures du matin

C’est mon heure. Je suis dans une petite chambre toute simple, un lit, un fauteuil, un bureau sur lequel je t’écris. Ma confiance est revenue et Mustapha est d’accord avec moi, c’est le baptême du feu, après tout ira mieux. Je n’ai aucune envie d’abandonner mon hôtel, le rêve de toute une vie. Je me sens bien en Afrique et cette crise me prouve que je peux résister. Des forces que je ne contrôle pas s’affrontent. Je suis impatiente de voir le roi . Cela me rappelle une amie sénégalaise, elle était la fille d’un premier ministre du Sénégal et princesse. Mariée à un français, avec des enfants métis, quand elle allait voir sa grand-mère la reine ; des griots l’attendaient à la porte de la concession pour chanter ses louanges et ceux de sa famille. Etrange pour une femme habitant St Cloud !

Parle moi de toi, maintenant que l’alerte est passée. Il doit faire beau à Paris, profite des terrasses. Non, je ne t’obéirai pas, je ne rentrerai pas en France. Trop petit, trop étroit, trop connu. Plus rien ne m’attend là-bas, ma vie est ici, au moins on se sent libre, même si cette liberté est très encadrée. Libre d’échapper à toute une tradition, à toutes ces coutumes qui brident notre activité. J’ai de grands projets pour mon hôtel et je m’y tiens.

Je devine ton désaccord mais l’on ne va pas se disputer. Dès que c’est terminé et que l’hôtel reprend vie, je reviens te voir. J’ai hâte de te serrer contre moi. Je me rappelle mon départ quand tu m’as accompagnée à Roissy, tu étais peu loquace. Moi je regardais la route, toute à mes pensées quand j’ai vu ce cèdre magnifique, à chaque fois il me salue. Tous ces départs. Tu ne comprends pas mon amour des départs, des nouvelles vies à recommencer, toi qui t’astreins à rester dans les clous, à ne pas trop boire, à ne pas trop fumer, à rester un honnête homme. Nous n’avons pas grand chose en commun mais c’est justement cela l’intéressant : quel est l’intérêt de parler à son double ? Pour finir ma lettre, un petit souvenir. Tu aimes mes souvenirs, pour moi mon enfance est toujours présente et si j’en parle, ce n’est pas de la nostalgie. Bien au contraire. C’était notre départ de Dakar. Cela me serrait le cœur, je me souviens, dans l’aéroport, je regardais tout ce qui m’entourait, toute cette foule et je me disais : regarde, regarde, c’est peut-être la dernière fois que tu vois tout ça alors que c’est chez toi. Pourquoi partir encore ? J’ai retrouvé cette idée dans le très beau film d’Amélie Nothomb, Stupeurs et Tremblements où la petite fille est assise dans l’ambassade qu’elle va quitter et elle pleure. C’est une très bonne analyse de quelqu’un qui revient et qui se trouve devant les pires difficultés, elle qui se croyait adoptée. M’en souvenir, me rappeler d’être humble devant la grandeur de l’Afrique.

A chaque effondrement de preuve, le poète répond par une salve d’espoir.

Paul Eluard

Je t’embrasse, Didier. Ta Nadine

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