Nous sommes en guerre

16 mars 2020

9h02

Une ombre près de la boite aux lettres. Une ombre échevelée, le corps recouvert d’une mince robe de chambre à grands ramages . Il fait froid, elle tremble, ses dents s’entrechoquent. Vite, qu’il fasse vite, elle n’en peux plus. L’ombre, une femme, frissonne, elle a peur. Pourvu que ça marche, que personne ne se doute de rien.

La boite aux lettres, une boite aux lettres ancienne, pourvu que le paquet entre. C’est pour cela qu’elle est là, pour guetter la venue du facteur.

Ca y est, une voiture s’arrête près de la villa, la mer est montée, elle entend le clapotis de l’eau contre le mur, que faire ? Se lever ? Se montrer ?

Non. Elle reste tapie dans l’ombre. Elle entend des pas, puis le bruit du couvercle que l’on soulève. La voiture repart.

Elle n’ose pas, l’ombre la mange, l’enferme. Se dresser ?

Avec précaution, elle se lève, regarde autour d’elle, personne. Vite, elle introduit la clef dans la porte de la boite aux lettres, la porte grince, elle respire fort, elle regarde : le paquet est là, prestement

elle s’en empare puis elle court vers la maison.

Elle passe la porte, vite elle monte l’escalier, s’enferme dans sa chambre. Elle s’effondre sur le lit, le paquet serré contre elle. Faire expédier l’héroïne de Belgique, cela marche !

12h30

Charlotte est réveillée par l’odeur pestilentielle qui monte de la fenêtre entrouverte. Prestement elle se dirige vers le carreau, un franc soleil se devine et éclaire la pièce décorée dans des tons de gris. Elle ouvre les rideaux de lin, elle s’appuie au balcon de bois. Elle soupire : ces algues, ces maudites algues vertes recouvrent le sable de leur masse malodorante, Tout à coup, elle entend des cris, elle voit quelqu’un courir dans sa direction. Vite, elle se débarrasse de sa robe de chambre à ramages rouges, enfile un pantalon et un pull, elle descend l’escalier sombre, met ses bottes et sort. :Que se passe-t-il ?

12h45

C’est sa fille, Julie. Son cheval, son cheval … Sous le coup de l’émotion, elle a du mal à s’exprimer. Ses longs cheveux lui tombent dans les yeux, elle pleure, elle crie, elle ne sait que dire : Flamme, Flamme, il est mort.

Charlotte prend Julie dans ses bras, elle la laisse pleurer contre elle, se calmer. Puis doucement elle lui demande :

Qui y-t-il Julie ? Que s’est-il passé ?

Un voile, une moue, elle est parfaite aujourd’hui, l’héro fait son effet, elle se sent bien, prête à défendre Julie contre la terre entière. Julie, sa petite Julie. C’est tout ce qui lui reste de Brice, de ce grand amour qui l’a brisée.

Elle fait asseoir Julie, elle lui donne un verre d’eau

Avec ce confinement, la plage est déserte. Charlotte se sent de taille à affronter tous les malheurs…

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13h

Julie se calme et explique : je faisais galoper Flamme sur la plage quand il s’est écroulé sous moi, comme ça, d’un seul coup. C’est de la faute de ces foutues algues vertes. Elle a lu sur Internet qu’elles dégagent des gaz mortels, la preuve, Flamme, son cheval, est mort asphyxié ! Cela vient des élevages de cochons, c’est écrit sur le site ! Les déjections des cochons ! Elles n’auraient jamais dû venir ici, c’est pour cela que ce n’était pas cher pour une si belle maison en bord de mer ! Foutu confinement ! Elle pleure, ses mains sont pleines de sable, ses bottes salissent le plancher de bois blanc, heureusement la femme de ménage vient cet après- midi, se console Charlotte qui calcule vite : excellent, cela. Un scandale ! Elle va pouvoir prévenir la presse, on va reparler d’elle ! Depuis ce confinement, tout s’est arrêté. Des journalistes, des interviews, des photos, enfin !

Julie la supplie de ne rien dire, elle veut garder son deuil pour elle. Mais c’est peine perdue, elle connaît sa mère, sa soif de reconnaissance. Elle, qui est si timide, si repliée, elle sent qu’elle va encore être photographiée, interviewée. Sa mère… Elle regarde cette femme de cinquante ans, encore belle, elle est mince et gracieuse mais elle est si dure… La cohabitation lui pèse, il lui reste la lecture pour s’évader…

Commencer par prévenir la mairie, prévoit Charlotte. Un après-midi actif, ce soir parle le président, elle calcule vite et sort son carnet d’adresses. Appeler d’abord son grand copain du journal Femmes, déterminer une stratégie…

Elles déjeunent en silence, chacune de son côté, salade et yaourt pour Charlotte et plat de pâtes pour Julie, qui n’aime que ça. L’adolescente a tendance à prendre du poids qu’elle dissimule sous des gros pulls informes.

14h

Ca y est, la machine médiatique est lancée, d’abord la presse locale et une montée en puissance dans les jours qui suivent. Jean Luc Flescher arrive demain, il va tout orchestrer. Charlotte se sent en super forme quand elle appelle la mairie de Keriou les Bains. Elle demande à parler au maire. A quel sujet ? Lui demande-t-on froidement. Au sujet de ces algues vertes qui tuent ! Le cheval de ma fille est mort sous elle, asphyxié ! Si c’était un enfant, maintenant ? Ecoutez, je suis Charlotte Vianney et j’ai le bras long. Passez moi donc le maire !

On le lui passe : elle a affaire à un homme très poli, qui l’écoute sans mot dire. Puis il conclut : Madame Vianney, je sais qui vous êtes, je vous admire, voyons Madame Vianney, comment pouvez-vous arriver à de semblables conclusions alors que rien n’est prouvé ? Les algues vertes sont nauséabondes, je le concède mais ne serait-ce pas le prix à payer pour une agriculture performante ? Allez-vous détruire toute une économie locale pour un cheval mort sur une plage, sans avoir aucune preuve qu’il n’est pas mort de mort naturelle ? Je joue franc-jeu avec vous, Madame Vianney, je suis le propriétaire de la porcherie de Kériou et j’attache la plus grande importance à l’environnement. Je vous invite à passer me voir, vous verrez comment sont traités les porcs. Tout est fait pour réduire au maximum les nuisances environnementales. Vous me décevez, Madame Vianney, vous n’allez pas abonder dans l’agri-bashing, savez-vous que maintenant vous pouvez être poursuivie pénalement si vous portez atteinte à l’activité d’une installation agricole ? Réfléchissez, vous jouez un jeu dangereux qui peut vous mener devant les tribunaux ! Nous ne sommes pas au cinéma, Charlotte Vianney, mais dans la vraie vie où des gens se lèvent tôt pour gagner leur vie dans des conditions très dures, pour vous assurer une alimentation régulière.. La vraie vie, ça pue !

A bientôt, chère Madame ?

Charlotte raccroche, elle a peur. Elle le sait, depuis toute petite, elle a peur de ce genre d’hommes, ces « je sais  tout «  qui commandent le monde.

N’a-t-elle pas agi à la légère ?

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15h

Malgré une certaine appréhension liée aux derniers événements, Charlotte décide d’aller courir. Elle se prépare, enfile un jogging rose, noue ses cheveux et prépare son attestation. Une heure et 1 km Elle sourit : que risque-t-elle dans cet endroit où il n’y a personne ?

Elle a repéré un chemin qui la mène rapidement hors de la petite station. Elle court avec aisance, elle se sent en pleine forme, la drogue fait son effet. Tout semble lui sourire, elle a oublié la légère appréhension du déjeuner.

Les oiseaux pépient, le soleil dore la terre des champs. Elle se félicite d’avoir choisi de quitter Paris dès l’annonce du confinement ! Ici, elle est à l’air, elle est tranquille et puis la mort de ce cheval, le tapage médiatique qui ne va pas manquer de se produire, elle est dans son élément. Elle traverse un champ, au loin il y a un tracteur. Elle décide d’aller à sa rencontre. Montrer au maire qu’elle n’est pas contre l’agriculture quand celle-ci est respectueuse de l’environnement. Et puis cela l’intrigue : élevée dans la région parisienne, elle ne connaît rien à la campagne, juste quelques reportages à la télé. Elle compte bien aller visiter la porcherie du maire, c’est si mignon, les petits porcelets !

15h15

Pour une surprise, c’est une surprise ! Loin de l’accueillir gentiment, le paysan, pas mal le paysan d’ailleurs, pas du tout un vieux grognon plein de terre, l’accueille en l’invectivant : que faites-vous sur mes terres ? Je ne vous connais pas, vous devez faire partie de ces parisiens de Kériou qui nous apportent le Covid ! Vous êtes à plus d’un kilomètre de chez vous, je vais vous dénoncer ! Comme elle voit qu’il sort son téléphone, elle s’éloigne rapidement. Décidément, elle a du mal à s’insérer dans cette foutue campagne !

16h30

Le vent s’est levé, elle frissonne. Elle marche, elle est dans un bois, elle est perdue ! Il commence à pleuvoir, elle avance sur le chemin… où mène-t-il ?

Tout à coup, elle entend un bruit énorme, dans la forêt des phares, une machine se dirige droit vers elle ! Epouvantée, elle court, elle trébuche, elle tombe à terre, elle hurle . Au secours ! Elle s’évanouit d’horreur.

Elle reprend ses esprits quand elle sent une main qui l’empoigne et qui lui dit , voilà, Charlotte Vianney, tu sauras tenir ta langue maintenant !

La main la relâche brutalement. Elle se redresse pour voir le paysan de tout à l’heure monter sur son tracteur et s’éloigner.

Elle tente de se relever. Impossible. Elle tremble de tout son corps. Où est-elle ? Elle a dû se fouler une cheville… Péniblement, elle se redresse, c’est cela, elle a la cheville droite foulée.

Epuisée, terrorisée, elle s’assoit et se met à pleurer. Un chagrin de petite fille.

Pourquoi a-t-elle quitté Paris ?

17h15

Les traces du tracteur, elle avance, il y a de la mousse par terre, les arbres l’environnent, leurs troncs noueux évoquent des figures maléfiques, il lui semble entendre des voix, lui reviennent en mémoire les contes d’autrefois, ceux qu’elle lisait en frissonnant, le loup, y-a-t-il des loups ?

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Des pas, on vient, une femme, une femme âgée sort du bois, une grande femme aux longs cheveux blancs, elle est curieusement accompagnée d’une chèvre qui bêle en la voyant. Madame, Madame, Je suis perdue, pouvez-vous m’aider ? La femme passe sans un regard. Charlotte frissonne : Serait-ce un fantôme ? Ou la mort, celle qui lui faisait si peur, on l’appelait comment, la Mort déjà, en Bretagne  ? Elle se revoit petite fille, près de son père qui lui lisait des contes bretons.. Il faudra qu’elle lise un peu, avec ce confinement, elle a du temps. Cela ne fait jamais de mal de se cultiver…

Charlotte avance, elle se casse la figure dans les ornières, elle grelotte, la pluie tombe drue et l’obscurité arrive. Son téléphone, prévenir quelqu’un… Mais où est-il ? Elle a beau fouiller, impossible de le retrouver. Il a dû tomber quand elle a couru. Epuisée, elle s’assoit, quand finira donc ce cauchemar ?

18h15

Elle arrive près d’un grand bâtiment, tout en long. Avec précaution, elle s’approche. Elle ouvre une porte et elle reste pétrifiée : des yeux la regardent, des centaines d’yeux.dans la pénombre et une odeur âcre la prend à la gorge. Dans son esprit fantasmagorique, elle peine à reconnaître des cochons, des centaines, des milliers de cochons, des petits, des grands, entassés là, les uns sur les autres. La porcherie du maire, c’est là qu’elle est !

Alors, dans un suprême élan, elle entre et, avec l’énergie du désespoir, elle ouvre les portes des stalles, elle force les cochons à sortir, elle avance, la panique s’empare des cochons désorientés, affolés, ils grognent en se précipitant dehors.

Tout à coup une sirène retentit, c’est lui, il va venir, le maire, le proprio, vite se cacher, où se cacher ? Elle se dissimule derrière des cochons, elle patauge dans leur merde, elle dérape et tombe.

18h25

Marc Le Gall n’a pu que constater la mort. La tête de Charlotte a heurté le béton et elle a eu le coup du lapin. Que faire ? La presse s’est déchaînée, il est assailli de demandes de rendez-vous, il a assez d’ennuis comme cela !

20h

Devant le poste de télévision, Marc Le Gall sirote son apéritif. Il entend sa femme fourrager dans la cuisine. Sans état d’âme il a porté le cadavre de la parisienne dans la chaux vive, elle a rejoint les cochons qu’elle aimait tant. Il est rentré ensuite et il a pris une douche, il s’est changé. Pourvu qu’il n’attrape pas la Covid !

Le président dit : Nous sommes en guerre.

Satisfait, il prend une pistache et il répète : Oui, nous sommes en guerre.

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17 mars 2020

6h 20

La radio annonce : On nous fait part de la disparition de Charlotte Vianney, la célèbre interprète de tant de beaux films. On a retrouvé son téléphone dans les bois qui entourent la petite station balnéaire de Kériou les Bains, plus de trace de l’actrice. L’enquête se poursuit.

Le maire éteint la radio. La disparition de l’actrice va étouffer la mort du cheval. Marc Le Gall se rase : il est inquiet ; a-t-il bien fait de faire disparaître Charlotte Vianney ?

Il soupire, coiffe sa belle chevelure. Il plaît aux femmes, il le sait. Charlotte… Une actrice parisienne aurait bien fait à son tableau de chasse. Il sourit, rassuré. Qui oserait l’attaquer dans la région ? Il tient tous les rouages de l’économie bretonne, il sait qu’en haut lieu on le protégera…

Mais pourquoi ce journaliste veut le voir, il n’a pas aimé le ton de sa voix, un trouble, tout à coup, comme une prémonition…

8h50

La petite station s’éveille, le vent du nord souffle, cela a l’heureuse conséquence d’atténuer l’odeur des algues vertes, le souffle pestilentiel part vers le large. Tout est calme. Dans sa Mercedes grise, le maire calcule : les écolos vont arriver Il déteste ces gens là, toute cette faune en haillons constitués de jean foutre et d’hystériques, ces inconscients qui ne comprennent rien aux exigences de l’économie. Comme s’il avait besoin de cela :! Avec le confinement, les restaurants sont fermés et le prix du porc baisse vertigineusement.

9h

Elle est là, sur sa route. Cette grande femme aux cheveux blancs, avec sa chèvre. Il tressaille, elle le regarde fixement. Que lui veut-elle ? Posément, elle dit : Monsieur le Maire, puis-je vous parler un instant ? Mais sans problème, Madame, je vous préviens, je n’ai pas beaucoup de temps…

9h 10

Je suis très en colère, Monsieur le Maire, vous savez que nous sommes voisins, mes terres jouxtent les vôtres. Vous avez répandu du glyphosate partout, l’eau de la source est polluée. Pourquoi faites-vous cela, Monsieur le Maire ? Vous connaissez comme moi les dangers de ce désherbant qui grille tout sur son passage. Je pourrais porter plainte, je me contente de vous prévenir : une autre fois, je pourrais envisager des représailles…

Lesquelles, chère Madame, vous ne me faites pas peur… La femme hoche la tête et poursuit : ah, j’ai vu une femme hier, une échevelée, une de ces parisiennes arrivées avec le confinement. Elle avait l’air perdu, elle boitait, elle se dirigeait vers votre exploitation… L’avez-vous vue ?

Adieu Monsieur le Maire

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La femme s’éloigne, suivie par sa chèvre brune qui gambade tout en s’arrêtant parfois pour brouter les herbes tendres des bordures de la route.

Mauvais présage. Au pays, on dit qu’elle est un peu sorcière… Pourvu qu’elle ne lui porte pas malheur !

Mireille est là, qui l’attend. La secrétaire le prévient : le préfet vient d’appeler. Il n’a pas l’air content, avec la mort du cheval, toute la presse parle de Kériou Les Bains.

10h 15

Flamboyante, elle est flamboyante. Enfreignant le confinement, elle est partie sans hésiter pour Keriou les Bains. Vêtue d’une grande robe rouge et jaune, elle a dissimulé son épaisse chevelure sous un grand foulard indien. Elle n’est pas venue seule, elle n’est jamais seule. Habitant une yourte dans la commune voisine, vivant en communauté, elle règne sur une cour assidue qui l’écoute comme le messie.

Ils sont une dizaine, massés devant la mairie. Ils scandent des slogans hostiles aux élevages, à la loi du marché, ils vont rester là combien de temps ?

Le maire sort, s’approche de Paquita Floch. Madame, je vous en prie, un peu de retenue, comme l’a dit le Président hier, nous sommes en guerre. J’ai beaucoup à faire avec cette épidémie. Dégagez, s’il vous plaît, ce n’est pas l’heure aux manifestations.

Vous croyez vous en tirer ainsi, Monsieur le Maire. Elle le hait, cette femme le hait. Il doit représenter tout ce qu’elle abomine, la loi, le marché, la pollution. Il la connaît bien, elle le poursuit de ses invectives. Envoyer les gendarmes, faire constater qu’ils sont à plus d’un kilomètre de chez eux, absents depuis plus d’une heure. 125 euros d’amende chacun, cela fera un joli pactole !

12h30

Il n’a pas vu le temps passer. Entre rendez-vous, coups de fil, il lui a fallu gérer la presse, les autorités, les rendez-vous. Il est crevé, il n’a qu’une idée, rentrer chez lui, se verser un bon whisky et s abrutir devant la télé. Juste un petit tour dans l’étable pour voir si tout va bien.

13h

Devant chez lui, une voiture grise est garée. Il étouffe un juron : ne le laissera-t-on jamais tranquille ?

13h10

C’est un homme petit, le pantalon flasque et l’air sournois. Ses petits yeux chafouins évitent ceux du maire, la main est molle, moite. Des ennuis en perspective…

13h15

Je me présente : Jean Luc Flescher, journaliste. Je suis un ami de Charlotte Vianney, l’actrice. Je travaille principalement dans la presse féminine, même si en tant qu’ancien de la grande muette, j’ai

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gardé des contacts, si vous voyez ce que je veux dire…

Marc Le Gall voit, voit très bien : des emmerdes…

L’homme se gratte la voix, il a étonnement une belle voix de basse, enjoleuse. Le maire l’imagine très bien cajoler les mannequins, l’oeil aux abois et la main sournoise. Exactement le genre d’homme qu’on n’a pas envie de fréquenter.

Ecoutons plutôt ce qu’il a à dire …

Voilà, Charlotte Vianney a disparu, elle n’est pas rentrée hier soir, sa fille est très inquiète. L’avez-vous vue ? Je l’ai eue au téléphone, je suis venu à sa demande pour enquêter sur un cheval mort … Pas bon ça pour Kériou Les Bains, votre commune. La presse se déchaîne, adieu le tourisme. Donc je me résume : avez-vous vu Charlotte Vianney ? N’a-t-elle pas été roder autour de votre exploitation de cochons ?

Marc le Gall garde son calme et répond : Non, bien sûr que non. J’ai passé l’après-midi sur mon tracteur, j’ai bien aperçu une silhouette à l’autre bout du champ mais c’est tout. Je ne peux être sûr que ce soit elle…

Ok, Monsieur le Maire, c’est tout pour l’instant. Au revoir Monsieur le Maire.

Ennuis en perspective, pourquoi avoir cédé à la panique et être allé porter le cadavre dans la chaux vive avec les cochons morts ?

15h

Julie pleure, elle s’est réfugiée dans les pleurs depuis l’annonce de la disparition de sa mère. A la villa, Jean Luc Flescher cherche à la consoler, il n’aime pas cette fille, elle n’a rien de la grâce de sa mère, elle est vulgaire et commune. Le journaliste est content : son enquête avance, il a trotté tout autour de l’exploitation des cochons, il est sûr que c’est là que tout s’est passé. Le maire n’avait pas l’air à l’aise, il est persuadé qu’il sait quelque chose, il l’a flairé, cet homme n’a pas la conscience tranquille…

C’est surtout cette vieille qu’il a rencontrée, une grande femme anguleuse aux longs cheveux blancs. Il l’a vue dans son champ où elle bêchait, accompagnée d’une chèvre. Bien sûr qu’elle l’avait vue, la parisienne !Elle se dirigeait vers la porcherie . Perdue, épouvantée, claudiquant, (qui est cette femme  pour parler ainsi ?) Décidément cette campagne se révèle pleine de surprises et de pistes à suivre… M’installer là un peu et écrire un livre, la maison de Charlotte est pas mal… Où a pu se cacher cette tête de linotte ?

15h30

Bien, Monsieur le Préfet… Je vous en prie, Monsieur le Préfet. Je suis tout à fait d’accord avec vous, Monsieur le Préfet. Pas de vague, c’est évident. Oui, Monsieur le Préfet. Je vous remercie, Monsieur le Préfet. Bien sûr Monsieur le Préfet. Il en sera fait comme vous le voulez, Monsieur le Préfet. A bientôt Monsieur le Préfet.

16h

Les manifestants se sont dispersés. La grande Floch a débarrassé le plancher, ouf, se dit le Maire. Dans son bureau, Marc Le Gall reçoit la presse locale. Voyons, Monsieur le Maire, bien sûr qu’il n’y a aucune preuve que le cheval est mort à cause des algues… Mais nous savons tous combien vous respectez les contraintes environnementales… Un reportage sur la porcherie ? Quelque chose de rassurant, ces parisiens, ils nous font tellement de mal avec ces campagnes de presse, ils ne

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savent même pas de quoi ils parlent :! C’est tellement facile de détruire la réputation d’un pays, vu de leurs bureaux du quartier latin. Des articles sur l’agriculture, mais bien sûr, comptez sur nous, Monsieur le Maire, nous allons rectifier le tir !

17h

Mireille, j’en ai marre ! Je pars me ressourcer chez moi. Assez pour aujourd’hui ! Vous savez que le travail des champs n’attend pas ! A demain Mireille !

17h30

Encore cette Peugeot grise, Marc Le Gall frissonne : que me veut ce journaliste de malheur ?

17h35

Monsieur Le Maire, rebonjour ! Puis-je entrer ?

Marc le Gall fait oui de la tête et il introduit le journaliste au salon. Un whisky ? Avec plaisir !

L’homme se tait, contemple les reflets du breuvage. Marc Le Gall attend, inexplicablement il se sent bien, dans son élément. Il devine qu’ils vont parler affaires, cet homme est perméable à toutes les compromissions….

17h20

L’homme se racle la gorge et commence : J’ai avancé dans la disparition de Charlotte Vianney… Une grande actrice, vous en conviendrez, je l’ai adorée dans Meurtre à Boulogne. Et j’ai acquis la conviction que vous savez où elle est… Mais je ne vous veux pas d’ennuis, Monsieur le Maire. Charlotte, outre son talent, n’est pas une merveille d’intelligence… J’ai compris tout le mal qu’elle se préparait à faire à Kériou Les Bains, la commune à laquelle vous êtes tout dévoué. Mettons qu’elle vous a rencontré, qu’elle vous a parlé, que vous n’avez pas aimé ce qu’elle vous disait. Je l’imagine fort bien vous dire : vous sentez le cochon, Monsieur le Maire…

Marc Le Gall se case dans la profondeur de son fauteuil. Jean Luc Flescher a touché juste : comment faire oublier l’origine de sa fortune ? Il a les mains sales, le maire, malgré ses grands airs…

Jean Luc Flescher s’est aperçu du trouble de son interlocuteur, il poursuit, sûr de son fait : nous ne sommes pas des enfants de choeur, Monsieur le Maire, vous connaissez aussi bien que moi la dure loi de la vie. Charlotte était, je dis était ? Car elle est morte, Charlotte et vous le savez bien puisque c’est vous qui l’avez tuée ! Elle rodait près de votre exploitation, vous n’avez pas supporté cette intrusion et vous l’avez tuée. Comment ? Je ne sais … Mais ce que je sais, c’est qu’elle doit pourrir dans de la chaux vive, n’est-ce-pas ? Une lettre anonyme et tous les soupçons portent sur vous, c’est si facile, une petite lettre et pfuit, plus rien !

Le Maire se tait. Il observe son verre. Gagner du temps. Ne rien dire. Cet homme est dangereux, c’est de la pire espèce. Mais ce n’est pas un justicier. La vérité, il s’en fout. Il veut de l’argent, une place, quelque chose, acheter son silence…

Le Maire pose son verre et d’une voix brève, demande : combien ?

L’homme sourit. Je vois que nous sommes faits pour nous entendre, j’aime votre réalisme. Il me faudra d’abord un poste au journal du coin, j’ai l’intention de m’installer ici. Et puis 100 000 euros dans un premier temps, pour le reste on verra… Oh, je vous laisse le temps de vous organiser, je ne

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suis pas un chien…

A bientôt, Monsieur le Maire !

18h30

Dans le silence tranquille de la porcherie, Marc Le Gall se calme. Plaie d’argent n’est pas mortelle. Ce n’est qu’un sale moment à passer. Il se sent bien dans l’odeur puissante des cochons, la douce tiédeur l’envahit.

Il a encore le temps d’aller faire un tour aux champs.

Installé sur son tracteur, le maire reprend ses marques. Ses champs, son travail, la terre, les bêtes. Il est fier de ce qu’il a réalisé, son travail il l’aime, il aime aussi le contact avec les cochons, il pense que ses bêtes ne sont pas malheureuses, il les respecte. Il sait que ce qu’il fait est utile à la nation, loin des images d’Epinal qu’il dénonce. Le soleil baisse, il a presque fini de labourer son champ. Seul dans l’habitacle de son tracteur, il sourit : après tout, il s’en tire bien.

L’argent. Il va vendre, ce n’est pas un problème.

18h45

Une odeur de cochon grillé le tire de sa rêverie. Il lève les yeux, l’étable brûle ! Prestement, il engage le tracteur dans le chemin creux, les pompiers, vite les pompiers !

Les flammes s’élancent vers le ciel, il entend les couinements des cochons, certains parviennent à s’échapper et courent partout, affolés.

Alors qu’il s’engage près du foyer, dans la brutalité des flammes, il entrevoit la silhouette d’une grande femme: c’est Paquita Floch ! Elle rit, il accélère, le tracteur bondit, se cabre, tout à coup il sent que la direction lui échappe, le tracteur quitte la route, monte sur un talus, se renverse…

La roue tourne encore sur fond d’incendie tandis que la machine broie la chair du maire.

20h

On n’a rien pu faire pour le ranimer, le maire est mort écrasé sous son tracteur tandis que fument encore les débris de l’élevage de cochons. Quel gâchis, pense la femme aux cheveux blancs, sa chèvre sur les talons.

Nous sommes en guerre, a dit le Président…

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