La fabrique du temps

Les vaches rousses dans le champ bordé par la mer, le phare au loin. Nuages, vent et pluie, en mai fait ce qu’il te plaît. Il me plaît d’être à Bréhat, en ce frais printemps. Les touristes marchent, décontenancés d’avoir dû laisser leur voiture sur le continent. Le vert m’affole, le vert des prairies, le vert des champs. Herbes folles, artichauts, champ de patates. Malgré l’invasion des « parisiens », l’île reste agricole.

J’ai découvert l’île grâce à ma tante Marie Maublanc qui avait hérité de la maison de sa prof de français. Comme Emmanuel Macron, elle est toujours restée fidèle à celle qui fut son révélateur, celle qui a réussi à faire travailler cette élève chahuteuse qui se faisait renvoyer de tous les établissements scolaires. La maison avait une sacrée âme et Marie n’en était pas avare… Elle disait qu’une maison, c’est fait pour être habitée et nous, les neveux, les cousins, les amis des cousins, nous en profitions bien. C’est l’île aux chiens et aux enfants, que l’on voit se promener en groupes, à fond de train sur leurs vélos. Comme il n’y a pas de voitures, les parents les laissent libres. Les chiens de l’île se promènent aussi, croisant leurs semblables qui tirent sur leur laisse.

Le jardin aussi avait une âme, il avait fait l’objet de grands conciliabules entre madame Auger, le professeur de français de ma tante et son grand ami le peintre Charles Lapicque. Il venait tous les jours de l’Arcouest pour voir celle que l’on pouvait considérer comme sa muse, bien qu’elle ne fut pas très jolie avec une drôle de petite figure, intelligente, et un rouge à lèvres qui lui mangeait les lèvres. Lapicque était un vieux monsieur très digne qui peignait avec insolence des paysages aux couleurs libérées. Ils avaient été surnommés dans l’île « les éternels fiancés » car Madame Auger raccompagnait Lapicque tous les jours jusqu’à une grande maison Ker Tad Koz, à la limite de l’île nord. Elle le regardait partir en agitant son mouchoir et lui faisait de même…

Bréhat. Je n’ose en parler tellement j’ai peur de dire des bêtises et d’être critiquée par les bréhatins de souche.

A la mort de Marie, nous avons vendu la maison qu’il a fallu vider de ses trésors. Déménager dans une île n’est pas une mince affaire. Pas question de mettre tout dans un camion de déménagement qui stationne devant la maison. Nous avions, mon fils, un ami de mon fils et moi mission de prendre un minimum de choses car les containers en bois coûtent très cher. Il y avait une importante bibliothèque, que faire de tous ces livres ? Ce fut d’abord le bibliothécaire qui est venu prendre ce qu’il avait choisi puis d’autres, la collection de Balzac et de Proust est allée dans une résidence qui appartient à la cité universitaire de Paris. Je rêve de voir ses résidents, des étudiants dont beaucoup d’étrangers, se plonger avec délectation dans ces chefs d’oeuvre de la littérature française.

La maison est située prés du boulevard, c’est ainsi que j’appelle cette petite route qui va au phare du Paon, celle que tous les touristes empruntent. Chaque jour, nous posions près de la route des casseroles, des théières, des poêles à frire. Une amie me dit : j’étais au bourg et je vois passer un touriste avec une poêle, un autre avec une théière, je me dis que se passe-t-il ? Quand je suis passée devant la maison, j’ai compris !

Nous avons mis trois mois à tout vider, ce fut un moment agréable malgré tout, nous avons rencontré des gens de l’île et participé un peu à sa vie. Nous sommes en particulier entrés en contact avec des jeunes qui travaillent sur l’île, nous avons noué de solides amitiés.

Armor Bic, le chaos de rochers roses, la marée basse, où est passée la mer ? La dune, les plages de galets, l’été à venir. Bréhat, île magique, j’y suis bien, comme dans un cocon. C’est elle qui a inspiré l’héroïne de mes romans, Susan Pol, la factrice de Bréhat à la retraite qui part à la découverte du vaste monde et comme moi s’est arrêtée chez sa cousine, au port de commerce de Brest.

« La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles :

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers »

Charles Baudelaire

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Pin It on Pinterest

Share This