Argenton

C’est un joli petit port sur la côte nord, en face d’Ouessant. Le bout du monde. Quand nous arrivions du Maroc, du Midi, de Meudon ou de Rouen, nous guettions le phare, c’était à qui le verrait le premier. Quand j’étais petite, je me sentais chez moi, tout s’arrêtait. Je m’installais. Nous habitions la maison de ma grand-mère, une belle maison en granite, sur le port. Il y avait encore de la vie, deux cafés épiceries, un bazar qui vendait des sabots, une boucherie, une boulangerie. Les femmes du pays étaient habillées de noir et portaient une coiffe, ou plutôt une sous coiffe. Elles allaient encore au lavoir faire leur lessive. Quand nous étions petits, il n’y avait qu’un robinet et ma mère nous lavait dans une bassine en zinc derrière un rideau vert. Ma grand-mère faisait du far et nous allions porter le plat chez le boulanger qui le cuisait. Quelle odeur que ce gâteau dans la maison !

Au début, ma grand-mère n’avait que deux pièces en bas et deux chambres en haut. Les autres pièces étaient habitées par des grand-tantes, tante Louise en bas, tante Renée en haut. On se serrait, moi je dormais dans la chambre que partageait ma grand mère et sa sœur, Tata. Je montais me coucher avant elles et comme je n’arrivais pas à dormir, j’écoutais Mame, c’était le nom de ma grand-mère et Tata disséquer la journée, rien ne trouvait grâce à leurs yeux sauf ma tante et mon cousin Stéphane. Mame avait spécialement la dent dure contre ma mère, qu’elle accusait par exemple de faire vite la vaisselle pour bien lui montrer qu’elle ne l’avait pas faite… Le tout à l’avenant. Je souffrais dans mon petit lit, j’aurais voulu crier, Taisez-vous ! Mais je restais immobile dans l’obscurité. Ma grand-mère adorait Hervé Bazin, cela ne m’étonnait pas !

Dans la journée, j’avais des ruses de sioux pour aller lire dans le grenier, où ma grand-mère nous interdisait d’aller, elle pensait qu’on allait lui voler des choses… Elle avait un drôle d’esprit, ma grand-mère ! Je lisais allongée au soleil des vieux Jours de France ou Marie Claire, j’adorais ces photos des femmes d’avant la guerre, je lisais les articles pour savoir comment suivre la mode des années trente. Je lisais aussi les Boussardel, j’aimais ces histoires de famille aux destins torturés. Cela me rappelait ma famille où il y avait souvent des histoires, comme dans toutes les familles.

Nous déjeunions tard et, à la fin du repas, venait la grande question : sur quelle plage allions nous aller ? Il y a la direction du vent, la marée, les goûts personnels, les gens à ne pas voir. Nous allions au Rochard, où une vieille pergola rouillée faisait nos délices, nous allions à Gwenn Trez où nous arpentions la plage pour revenir à notre point de départ, mais il y avait du coaltar, des boulettes de pétrole qui collaient aux maillots et aux serviettes. Nous mettions de l’eau écarlate en revenant, cela partait un peu. Il y avait aussi Penfoul, où nous allions sur un chemin emprunté par un troupeau de vaches qui traversaient la plage pour aller à la ferme d’en face. Combien les écologistes crieraient s’ils voyaient les bouses de vaches sur la plage !

Nous allions aussi beaucoup sur les dunes, notre univers, et sautions sur les tas de goémons poursuivis par les goémoniers qui allaient dans la grève avec leurs charrettes tirées par de robustes chevaux.

Quand il ne faisait pas beau, nous allions à l’intérieur, nous allions dans les champs où nous avions mission de demander du lait au fermier. Dans la ferme, trônait le purin qui se répandait en ruisselets noirs, j’avais peur de tacher mes sandales… Le fermier nous offrait donc du lait, dans des verres malpropres que nous tendait ce grand escogriffe tout noir. Il parlait à peine français et, notre devoir accompli, nous nous enfuyions dans la campagne. Par les chemins, nous cueillons des fleurs et nous allions jusqu’au cimetière porter ces fleurs aux morts de la famille. Quand nous revenions, ma grand-mère nous félicitait.

Le matin, je me levais tôt et j’attendais le bruit du moulin à café qui était vissé sur le mur. Une bonne odeur de café se répandait par les lattes disjointes du plancher et je descendais. Mame et Tata m’accueillaient, elles lisaient Le Télégramme et commentaient les morts du jour. Puis ma grand-mère passait au tiercé et j’avais la charge de choisir les chevaux, on prenait ceux qui avaient les plus beaux noms.

«  A l’aube sur le quai Guédon, devant l’petit pont

Chantait la chanson… Pierre Mac Orlan

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